mercredi 12 mai 2010

Vernissage de l'exposition Fabula Graphica 2 dans les Grandes Galeries de l'Erba de Rouen


Vue générale, première salle

Vue générale, première salle

Raphaëlle PAUPERT-BORNE, cibachromes, 110 x 120 cm

Guillaume PINARD, Ensemble de dessins

Regine KOLLE :  huiles sur toile

Virginie BARRÉ : tirage lambda et sculpture en résine et tissus

 
Yohann QUELAND de SAINT-PERN :« Rush » , vidéo, 2008

Choix de pages de la revue Rouge Gorge

Vernissage de l'exposition mercredi 12 mai 2010 de 17h30 à 20h
Rencontre avec les artistes à 16h dans les Grandes Galeries.
Virginie BARRE, Abdelkader BENCHAMMA, Pauline FONDEVILA,
Regine KOLLE, Jan KOPP, Raphaëlle PAUPERT-BORNE, Guillaume PINARD
Et dans l’espace consacré à la revue Rouge Gorge :
José Maria GONZALEZ, Daniel GUYONNET et Yohann QUELAND de SAINT-PERN.

Fabula Graphica 2 
sur une proposition de Stéphane Carrayrou 
avec: 

Virginie Barré
Abdelkader Benchamma
Pauline Fondevilla
José Maria Gonzalez
Daniel Guyonnet
Regine Kolle
Jan Kopp
Raphaëlle Paupert-Borne
Guillaume Pinard
Yohann Quëland de Saint-Pern
Revue Rouge Gorge


«Visions d’un monde mouvant» ou «Visions d’un monde hanté», tels pourraient être les sous-titres de ce second volet de «Fabula Graphica». Mouvant, comme le sont actuellement nos repères, qu’ils soient mentaux, philosophiques, géographiques ou politiques. Mouvant, comme l’est aussi l’univers onirique du film d’animation, auquel se sont essayé plusieurs des artistes participant à cette exposition. Hanté, comme l’est notre monde contemporain, tout à la fois par des menaces de dissolution, d’effondrement, et par d’entêtantes réminiscences d’images cinématographiques ou photographiques, d’écrits, de chansons, d’œuvres d’art du passé. Quoi qu’il en soit, monde rêvé, dans lequel les fictions poétiques et artistiques viennent au secours de la réalité pour nous amener à en questionner et à en décrypter le sens.

Sur le mur du fond de la première salle, nous exposons un choix de dessins d’Abdelkader BENCHAMA et de Guillaume PINARD, dessins d’un univers en transformation, peuplés de créatures hybrides; sur les murs latéraux, des peintures de Regine KOLLE et de Raphaëlle PAUPERT-BORNE ; des peintures dans lesquelles vie et mort, réalité et fiction, culture populaire et culture savante font bon ménage. Le centre de l’espace est occupé par une installation au titre lui aussi emblématique, «Le marin perdu» ; un ensemble de dessins sur tables de Pauline FONDEVILA cartographiant son imaginaire, un imaginaire fertile, peuplé de multiples références visuelles et sonores.

La seconde salle s’ouvre par le dessin animé que Jan KOPP a réalisé en 2009 en clôture de sa résidence sur les Hauts de Rouen ; il est complété par une partie des dessins originaux ayant servi à sa réalisation. La pièce est ensuite subdivisée en deux sous-espaces : d’un côté une salle Virginie BARRE ; y sont présentés quatre de ses grands tirages lambda confrontant l’univers du Bauhaus à celui des indiens d’Amérique ; ils sont ici distribués autour d’une sculpture de chaman, dont le puissant rayonnement rejaillit sur l’ensemble de l’exposition; le second espace est pensé comme un hommage à la revue de dessins «Rouge Gorge»; y sont notamment mis à l’honneur les travaux de deux de ses fondateurs,  José Maria GONZALES (avec un large choix de ses dessins) et Daniel GUYONNET (avec un dessin animé), ainsi que les réalisations graphiques récentes de Yohann QUELAND de SAINT-PERN, ancien étudiant de l’Ecole régionale des Beaux-Arts de Rouen.

Visions d’un monde mouvant

SHAKESPEARE dans «La Tempête» et Léonard de VINCI dans son «Traité de la peinture» ont dit, chacun avec leurs mots, le pouvoir «redoutable» de l’art, capable de «s’adonner avec une libre puissance à la création d’espèces diverses, animaux de toutes sortes, plantes, paysages, écroulements de montagne, lieux de crainte et d’épouvante qui terrifient le spectateur, ou encore lieux charmants (…), champs fleuris balayés en ondes suaves, rivières entraînant des arbres déracinés pêle-mêle avec des rochers, de la terre, de l’écume, et bousculant tout ce qui s’oppose à leur écroulement». Léonard de VINCI a consigné certaines de ces visions dans ses dessins, notamment dans la série des déluges et des formations rocheuses conservés dans la collection royale du château de Windsor, en Grande-Bretagne. Daniel ARASSE a parlé à leur propos du «dessin mouvant de la fluidité universelle». Il a également analysé les correspondances repérables «entre la plastique du mouvement dans la nature et le mouvement de la main qui dessine», autrement dit la manière dont la configuration dynamique du mouvement de la matière dessinée, qu’elle soit liquide ou solide, «organise simultanément la perception de l’œil qui regarde et le mouvement de la main qui dessine».

Une analyse similaire serait applicable aux dessins et aux gravures sur bois de la fin de la vie d’HOKUSAI, comme aussi aux dessins que réalise Abdelkader BENCHAMMA depuis 2006-2007. Abdelkader réalise tous ses dessins au fil du stylo ou du feutre gouache, sans esquisse préalable. La matière du paysage y est de plus en plus sujette à des poussées, à des tourbillons, à des explosions qui mettent à mal la stabilité de nos repères. Quand des figures peuplaient encore ses dessins, elles faisaient corps avec la matière en gestation, quitte à en être pétrifié.

Plus récemment les «proliférations mentales» d’Abdelkader BENCHAMMA le conduisent à élaborer des scénarios plus improbables encore. Les agrégats rocheux affectent de singulières formes géométrisées, les émanations gazeuses ou aquatiques se vitrifient dans un état subitement figé de la matière, les projections d’eau semblent comme gelées… Les deux dessins récents sur contreplaqués créés pour l’exposition relèvent d'une nouvelle orientation du travail plus sculpturale.

Avec Guillaume PINARD, le songe vire au cauchemar. Son monde hanté offre maintes analogies avec celui d’Odilon REDON, en particulier avec ses saisissantes figures de cyclope et d’araignée, leurs yeux noyés dans les poils, leur large bouche esquissant un sourire ambigu. Sorte de «deus ex machina» d’un univers en voie de désintégration et de reconfiguration permanente, Guillaume PINARD est aussi le créateur de figures hybrides, mi-humaines, mi-animales. Sous sa plume, les boucles d’une chevelure ont la capacité de se transformer progressivement en écoulement bitumineux, les rochers en une matière floconneuse noire, un corps tronçonné en geyser … Derrière chacun des traits de ses dessins, on sent la mise en forme même de sa pensée. Pour lui, «la matière est intégralement mentale, animée», et le corps humain est «une machine délirante qui passe son temps à imaginer des modèles de stabilité tout en étant perpétuellement soumise à une transformation organique permanente» (extraits d’un entretien paru dans la revue «Particules», n° 25, été 2009).

Les figures bitumineuses qui peuplent les intérieurs petit-bourgeois des grands tirages photographiques de Raphaëlle PAUPERT-BORNE ont, par contraste avec celles Guillaume PINARD, un air plus amène. Même si elles souillent sans vergogne le charme désuet de ces intérieurs rustiques, elles semblent sortir de quelque fable. La fable, Raphaëlle en connaît un bout, elle qui a créé à l’orée de son parcours artistique un personnage de fiction, Fafarelle, sorte d’alter ego clownesque, qu’elle a baladé par monts et par vaux, dans la neige, à ski, à la tête d’un troupeau de moutons… Un film et une série de petites peintures rendent compte dans l’exposition de ces actions, repérables de par la silhouette rouge du large manteau de Fafarelle. Même lorsqu’elle peint en plein air des vues urbaines de Berlin, de Marseille, de Rome ou d’ailleurs, la facture improvisée, la tonalité en grisaille ou dans des tons uniformes, camaïeux de vert ou de rose, fait que l’on a la sensation d’être en présence d’un story-board de film plutôt que d’une scène observées d’après nature.


Visions d’un monde hanté

Au sujet des photographies avec papier peint de Raphaëlle PAUPERT-BORNE, Célia CHARVET écrit à juste titre : «Flottants, mais néanmoins présents, ces personnages figurent l’absence. Les taches qu’ils forment sur le papier ne comblent pas le vide des espaces, ils en accentuent la pauvreté. (…) Ils semblent en être les visiteurs patients, en attente de quelque chose, ou de quelqu’un. Ce que l’on voit, c’est le manque. Ce que l’on entend, c’est le silence à l’intérieur». Un commentaire à la fois inversé et proche pourrait être fait à propos de la grande peinture «Toter ober» (2007) de Regine KOLLE. Ici aussi on voit le manque. Ici aussi on entend le silence. Un corps est allongé. Un corps cerné d’un simple trait, sans modelé, en réserve de blanc, à l’exception de son pantalon, aplat de noir. Le dépouillement de cette figure contraste avec la luxuriance graphique et colorée du tapis sur lequel elle prend place. D’autant que l’horizon est surélevé et qu’il ouvre à nouveau sur un espace blanc. Tout concourt à renforcer la solitude de cette figure. En regard de la monumentalité de ce tableau, la vision de «Muddy earth connectio» (2008) est réjouissante par l’immédiateté de lecture et de sensations qu’elle convoque. Proche de l'esthétique des mangas ou des pops up, cette peinture campe d’emblée un cadre narratif.

Tout comme Regine KOLLE, Pauline FONDEVILA manie avec délices l’art du décalage et du recyclage des références. Mais là où la première puise l’essentiel de son inspiration dans la littérature, notamment nord-américaine contemporaine, la seconde joue allègrement sur le mixage et le montage de multiples citations, tant littéraires, que musicales, cinématographiques ou artistiques. Les paroles de telle chanson populaire y côtoient, ici une fresque romane catalane, là une performance de GILBERT & GEORGES. Sans oublier la référence première à la bande dessinée «Little Nemo in Slumberland» de Windsor McCAY qui a joué un rôle déterminant dans la création du personnage de P., alter ego de l’artiste; ce dernier apparaît, assis à une table de travail, dans bon nombre de dessins et installations de Pauline. L'ensemble forme «une cartographie toujours en mouvement où adviennent des rencontres, des regroupements et des collisions». La configuration de l’œuvre présentée au centre de l’espace est à cet égard caractéristique. Son titre «Le Marin perdu», suggère l’idée que les différentes scènes disséminées sur la surface des tables puissent être assimilées à des sortes de balises, auxquelles s’arrime l’imaginaire de Pauline FONDEVILA. Parmi celles-ci on citera «Le socle du monde» de MANZONI, sur lequel Pauline projette un concert d’Abel HERNANDEZ, chanteur et guitariste du groupe «El Hijo», la traversée de l’Atlantique effectuée par Bas JAN ADER sur un voilier, à la recherche du miraculeux («In search of miraculous») ou encore le Robinson couché sous son cocotier du film «Vexation Island» de Rodney GRAHAM. Ce dernier réapparaît dans une œuvre de la série des «Chanteurs solitaires» (2009). Cette fois, il voisine avec la figure de l’écrivain et photographe Edouard LEVE. Lorsque l'oeuvre a été créée, ce dernier venait de se donner la mort, quelques jours après avoir déposé à son éditeur le manuscrit de son dernier livre, «Suicide». Sobres dans leur énoncé, les derniers mots d’Edouard L. résonnent dans la salle d’exposition à l’unisson de la peinture «Toter ober» de Regine KOLLE. Deux visions distanciées d’un tragique destin. Deux figures solitaires. À l’instar de tous ces «Chanteurs solitaires» à qui Pauline rend hommage, «individus qui se placent seuls face au monde» pour témoigner de leur idéal, fût-il mélancolique ou désespéré.


Survivances d’un idéal

La seconde galerie s’ouvre par une vidéo performance de Yohann QUELAND de SAINT-PERN: dans un espace blanc, l’artiste coiffé d’un casque rouge de chantier coud un tissu blanc. Il est concentré sur son geste. Allégorie de ce lent travail de recentrement intérieur, de ce chantier du poétique auquel chacun d’entre nous doit s’atteler pour recoudre à sa manière notre monde contemporain troublé et versatile. Métaphore qui peut aussi renvoyer, dans le contexte de cette exposition, aux gestes du dessinateur cherchant à inscrire avec son crayon le fil de sa pensée et de sa mémoire, le souffle de son inconscient sur l’espace blanc de la feuille de papier.

Le parcours se poursuit par un choix d'oeuvres de Virginie BARRE. Virginie BARRE a longtemps mis en scène des représentations de crime avec des mannequins en résine. Elle a aussi composé des dessins et des environnements à base de réminiscences artistiques ou cinématographiques, d’Alfred HITCHCOCK, de Brian DE PALMA, de David LYNCH, de Gus VAN SANT, de Stanley KUBRICK… Sa passion pour le film culte de ce dernier,«Shining» l’a même conduit à transposer le décor dans lequel évolue le petit Danny dans plusieurs de ses installations, ainsi que dans le dessin animé «Rouge total», qu’elle a co-signé en 2001 avec Stéphane SAUTOUR. Depuis 2004 Virginie navigue dans des eaux plus apaisées. Sans rien abandonner, bien au contraire, de sa stratégie d’appropriation et de la radicalité de ses idéaux, notamment en faveur de la reconnaissance des droits de la femme. Dans le cadre de la présente exposition, elle opère un mix entre l’héritage moderniste du Bauhaus et les représentations photographiques que l’ethnologue Edward CURTIS a réalisé à la même période (dans les années 1920-1930) des dernières communautés d’Amérique (Apsarokes, Arapahos, Cheyennes, Hopis, Sioux…). La théâtralisation que Virginie opère à partir de ces pans de mémoire visuelle qu’à priori tout oppose – si ce n’est peut-être un idéal de vie - est saisissante. Tout se construit sur la base de jeux d’échelles et d’articulations narratives et formelles savamment pensées. On s’étonne de voir des guerriers Cheyennes cohabiter si aisément avec une figure sortie du Ballet triadique d’Oskar SCHLEMMER ou un chef indien Arapaho prendre place si naturellement sur le balcon d’une maison de maître du Bauhaus. Sortes d’arrêts sur images ou d’images gelées d’une réalité aussi fictive qu’improbable.

Au centre de l’espace consacré aux œuvres de Virginie BARRE se tient une saisissante sculpture de vieux chaman. Accroupi au sol sur des peaux de bêtes, il a les yeux clos; il est comme en relation médiumnique avec une figurine qu’il porte en offrande dans ses mains. La concentration silencieuse et méditative de cette figure résonne ici comme un rappel de la vanité et de la myopie de notre européocentrisme. À cet égard, il m’apparaît significatif que lors de la première édition, en 2009, de Fabula Graphica, des sculptures et des dessins de Mark BRUSSE aient pris place dans ce même espace. Mark BRUSSE que je décrivais comme une sorte de « chaman contemporain » et dont les œuvres rejoignent souvent intuitivement des objets votifs de cultures extra-occidentales.

Dans le champ de vision et de conscience du chaman de Virginie BARRE nous avons placé deux oeuvres : « Le tourniquet » de Jan KOPP et «The long Coke Brown River» (2009) de Regine KOLLE. Cette dernière peinture est imprégnée de culture hippie nord-américaine. La lecture du motif central de l’arbre et du canoë (référence lointaine à celui de Peter DOIG) est complexifiée par le tracé sinueux des nuages et par la sinusoïde grise du parcours du boomerang. Les tracés orangés prennent place dans un tressage de rythmes et de plans colorés. Dans cette polyphonie de couleurs en aplat, le rose et le rouge carmin du fond créent de puissantes échappées visuelles.

Dans le «Tourniquet», film d’animation réalisé par Jan KOPP en 2009 lors d’une résidence sur les Hauts de Rouen, la présence éponyme du tourniquet est centrale. Tour à tour jeu sur lequel gravitent des enfants de tous âges et de toutes origines et cadran d’horloge sommairement esquissé, il constitue un des lieux par lesquels le réel du quartier se transmue en allégorie. Quelques mois après la projection du film dans des commerces des auts de RouenHauts de Rouen, nous exposons ici les 140 dessins ayant servi à l’élaboration de cette séquence du tourniquet. Il y a aussi ce drap volant au vent à la fenêtre d’un immeuble, réminiscence d’une scène observée quasi rituellement par Jan de la fenêtre de l’appartement résidence. Dans le contexte de ce dessin animé, le message commercial – «le droit à l’essentiel» - de la chaîne locale de supermarchés à bas prix «Le Mutant» résonne, en ces temps de misère sociale, comme une sorte d’injonction éthique. En outre, le défilement des images est porté par la ritournelle de la musique. Dans l'esprit et dans les procédures de fabrication sur calque, on retrouve une communauté avec les autres dessins animés de Jan KOPP :«Mohammedia. Le projet disparu» (2008), exposé au printemps dernier dans ces mêmes galeries et «The house» (2010), présenté ici en libre consultation. Le contenu poétique et allégorique de ces films se dégage pleinement sur la durée. Leur force visionnaire ne se livre pas à la première vision.


Visions d’un monde créolisé

Dans son processus de création, Yohann QUELAND de Saint-PERN prend des chemins qui ne cessent de bifurquer. Les idées lui viennent d’une forme de disponibilité, d’écoute du monde, du «Tout-monde», comme dirait le poète antillais Edouard GLISSANT. À l’orée des années 2000, il crée «l’Homme au casque rouge», personnage, mais aussi, pour reprendre ses propres termes «homme outil» : «un moyen d’étendre les territoires physiques, géographiques et de pensée». Les diverses performances qu’il a réalisées avec cet «homme outil» ont en commun d’être «portées» par une gestuelle qui oscille entre action et non action ; et aussi de poser un questionnement d’être, qui s’exprime par ce qu'il appelle lui-même une «patience d’être».

À leur manière, les dessins présentés dans l’espace de la Revue «Rouge Gorge» découlent d’une semblable économie de moyens. Loin d’être la transcription d’une forme préconçue, ils sont le fruit d’un processus de transformation proche de l’écriture «automatique», où la figurabilité oscille en permanence entre figuration et défiguration. La série ici présentée constitue une sélection d’une immense quantité de dessins réalisés sur une durée de deux ans. Elle commence par ce que Yohann appelle «Les cintres», sorte de partition pour une installation dans l’espace. Elle se poursuit par «Les éternités», sortes d’ectoplasmes, qui se chevauchent, s’entremêlent, se transforment dans ce qui ressemble parfois à de la danse contact. Yohann se plaît à rappeler que la série s’est initiée sur la base d’un jeu de substitution entre les mots cul et éternité, ce qui l’a amené à des phrases telles que : «avoir l’éternité entre deux chaises», «avoir l’éternité en feu», «se balader l’éternité à l’air»… Loin d’illustrer ces phrases, le dessin en prolonge les variations infinies.

Chemin faisant, Yohann aboutit à des Corps Montagnes, à des Troncs Fleurs ou à ce qu’il nomme lui-même des «Usine Cheminée Volcan» ; autant de termes qui renvoient à une sorte de poétique de la dérive ; avec pour unique règle la nécessité de trouver l’énergie la plus immédiate pour continuer à créer, pour vivre la création comme un voyage, comme une traversée plutôt que comme un achèvement ; un voyage dont l’objectif serait, pour paraphraser Jacques Lacarrière, de s’alléger, de se délivrer de soi-même.

Chez José Maria GONZALEZ, la pratique du dessin prend sa source dans la peinture et dans la réalisation de pictogrammes sur fonds colorés, qu’il a longtemps présentés sous forme d’affiches urbaines. D’où peut-être cette capacité à suggérer l’étendue d’un espace, le déplacement d’une figure en quelques traits. Corps et espaces sont souvent à la limite du déséquilibre. Les réserves ménagées permettent par ailleurs à notre imaginaire de spectateur d’habiter ces espaces, la justesse des gestes de nous projeter dans ces états de corps. Dans les gouaches sur papier, on sent une même prise de risque, une même fragilité consentie. Qui nous les rendent proches.

Outre l’ordonnancement de son travail personnel, José Maria GONZALEZ est aussi intervenu dans le choix des documents exposés sur les étagères, reproductions numériques de dessins présentés dans les pages des dix numéros parus à ce jour de la revue «Rouge Gorge», revue apériodique de dessins qu’il a créée en 2003 avec Antonio GALLEGO et Daniel GUYONNET (ce dernier s’est retiré après la parution du deuxième numéro). Une grande diversité d’expressions graphiques s’exprime dans cette revue, dans laquelle se côtoient dessin d’humeur, d’humour, dessin plasticien et des formes graphiques issues du graphzine. Grâce à une mise en page de plus en plus rigoureuse, qui joue alternativement sur la mise en dialogue d’œuvres à la sensibilité proche et sur des confrontations ou des ruptures plus marquées, on arrive chaque fois au cœur de l’imaginaire et de la pensée artistique de l’artiste concerné.

Au fond de l’espace est présenté le film d’animation «Phoenix» (2003) de Daniel GUYONNET. Avec ce dessin d’animation, notre problématique initiale d’un monde en perpétuelle transformation s’incarne cette fois dans les traits d’une figure clownesque, qui tour à tour se liquéfie, se débobine, se tronçonne, mais toujours se reconstitue au gré d’une animation à la qualité graphique étourdissante.

Enfin, au travers de certains des dessins présentés dans l’espace «Rouge Gorge», les visiteurs de l’exposition auront un avant-goût de quelques-unes des œuvres qui seront exposées en 2011 dans le troisième volet de ce cycle d’expositions. La problématique de «Fabula Graphica 3» tournera cette fois autour des notions de mythologie personnelle et d’inventaire du monde réel et mythologique ; elle s’ouvrira notamment aux mythologies extrême-orientales, réunionnaises et africaines. Or les numéros 6, 7 et 10 de la revue «Rouge Gorge» faisaient une large place à des artistes réunionnais, chinois, indiens et africains, pour certains inconnus jusque là en France. Belle démonstration de ce qu’Edouard GLISSANT appelle la «créolisation du monde», en posant les bases d’une identité envisagée, non pas sous la forme d’appartenances nationales, de racines et de cultures ataviques, mais comme rhizome, comme racine allant à la rencontre d’autres racines et s’enrichissant de ce contact. Une conception qui rejoint du reste la définition que Pierre REVERDY propose de l’image poétique comme «association d’idées lointaine et juste». N’est-ce pas en effet en combinant des éléments à priori éloignés l’un de l’autre que l’on crée les conditions de l’imprévisible, qu’il s’incarne dans un dessin ou dans une autre forme d’image?

Stéphane CARRAYROU, commissaire de l’exposition.


Exposition du 12 mai au 8 juin 2010

Remerciements : aux artistes pour leur généreuse implication ; aux prêteurs : Marcel Lubac, Enrico Navarra, le FRAC PACA, Marseille, les galeries du Jour - agnès b, Paris, Anne Barrault, Paris, La Blanchisserie, Boulogne, Loevenbruck, Paris, Sollertis, Toulouse pour leur collaboration ; à Antonio Gallego et José Maria Gonzalez, co-responsables de la revue Rouge Gorge, pour leur constant engagement ; au personnel technique et administratif de l’Ecole régionale des Beaux-arts de Rouen : Sylvie Tocque, Jean-Claude Carpentier, Philippe Inamer, Hervé Digard, Christophe Levasseur, Philippe Caramello, Catherine Schwartz, Nadia Bentouati, Stéphane Brunet, Henri Bacon pour leur précieux concours dans la préparation de la présente exposition, ainsi qu’aux étudiantes de l’Ecole ayant participé au montage : Zoé Autin, Justine Broussais, Pauline Colignon Florence Durand, Bérénice Goudry, Johanne Kozak, Manon Pellan et surtout Anna Gréboval,