mardi 16 mars 2010

Article de Jean-Luc Chalumeau sur l'exposition "Man is a shadow's dream"

 

Jean-Luc Chalumeau consacre sa lettre hebdomadaire sur le site www.visuelimage.com à l'exposition Man is a shadow's dream qui se tient actuellement dans les Grandes Galeries de l'Erba. 
Ce texte est reproduit ci-dessous.


Le théâtre de la cruauté de Kara Walker

Nous étions la semaine dernière à Rouen, au musée des Beaux-Arts. Restons dans la capitale de la Haute Normandie pour évoquer l’exposition de Kara Walker à l’Ecole Régionale des Beaux-Arts (jusqu’au 27 mars). Kara Walker est née en 1969 dans la multiraciale Californie et y a grandi sans problèmes ; elle n’a eu la révélation de sa négritude qu’en voyageant en Géorgie, là où, dit-elle, être noir est chargé de sens, « de passions et de désirs interdits ». De là son œuvre, aujourd’hui mondialement reconnue, construite sur une question : « Qui suis-je au-delà de cette peau dans laquelle je vis, en dehors de ce lieu où l’on m’a changée ? »
Il n’est pas indifférent que l’œuvre présentée à Rouen, une vidéo couleurs de 9 minutes rétro-projetée sur un écran placé au fond d’une allée bordée de silhouettes noires d’arbres en bois, soit située dans le cadre d’un ancien charnier, l’Aître Saint-Maclou où s’est installée l’Ecole, avec ses bâtiments du XVIe siècle ornés d’ossements et crânes sculptés en souvenir des grandes pestes qui ravagèrent la ville. Titre de la vidéo : « …calling to me from the angry surface of some grey and threatening sea” (“...m’appelant de la surface écumante de quelque mer grise et menaçante »). Les souvenirs qui inspirent Kara Walker sont ceux de l’histoire de l’esclavage : ses silhouettes découpées animent un théâtre d’ombres décrivant l’épouvante de la condition noire dans le Sud d’avant la guerre de Sécession, tout en posant des questions cruellement actuelles.

Que voit-on ? L’inhumation d’une femme noire et sa résurrection. Le viol d’une jeune noire par un maître blanc qui scie ensuite la jambe d’un adolescent. L’esclave unijambiste va tuer le maître et la jeune fille accouplés, puis violera à son tour la morte. L’horreur est contée avec une extrême douceur : les ombres chinoises évoluent lentement, ce qui accroît leur pouvoir de fascination. « Dès qu’on commence à raconter l’histoire du racisme, on la revit, on crée un monstre qui nous dévore, commente Kara Walker. Mais aussi longtemps que quelqu’un dira « tu n’es pas d’ici », il semble pertinent de continuer à explorer le terrain du racisme ».

La vidéo est de 2007, elle a été prêtée par le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris qui avait organisé une mémorable exposition Walker la même année. Le commissaire, Jason Karaïndros, artiste et professeur multimedia à l’Ecole des Beaux-Arts de Rouen, a eu la bonne idée d’associer à l’œuvre de Kara Walker une exposition de Brigitte Zieger dont les récentes « sculptures anonymes » interrogent les rapports que nous entretenons avec l’histoire contemporaine. Les deux artistes se font écho sur des registres différents et complémentaires, et l’on se dit que oui, décidément, l’art contemporain est bien, comme tout art en tout temps, le reflet de son époque.

Jean-Luc Chalumeau 

Exposition Man is a Shadow's Dream - Kara Walker - Brigitte Zieger du 25 février au 27 mars 2010
du mardi au samedi, de 9h00 à 12h00 et de 14h00 à 18h00 (sauf jours fériés)